Dans un ouvrage paru il y a presque 10 ans [1], Pascale Molinier confrontait la montée en puissance de la rationalité gestionnaire dans les hôpitaux avec l’éthique du « Care ». Quand le modèle d’organisation qui prédomine à l’hôpital est celui de l’aéroport quelle place faire au travail professionnel de la relation de soin? se demandait l’auteure. Même la réforme du diplôme infirmier et une meilleure maîtrise des indicateurs de « qualité » ont en parti comblé le fossé qu’il y avait alors, entre gestionnaire et soignant, la notion de « Care » me semble toujours aussi inspirante. Ce concept décrit un travail au chevet des malades, un travail précis, exigeant et pourtant presqu’invisible parce que souvent réalisé par des professionnels depuis des positions hiérarchiques perçues comme subalternes (ASH, AS, AMP) alors que ces professionnels soignent pourtant autant l’hôpital que les malades. Suivre la voie proposée par le « Care » exige de revaloriser les pratiques les plus simples, de prendre appui dans la formation professionnelle sur l’expérience de ces travailleurs souvent les moins reconnus et pour le commanditaire, de témoigner d’une transversalité des savoir-faire dans l’accompagnement des malades ou des bénéficiaires.
1- Définition du « Care »
« Concept intraduisible dans notre langue, là où l’anglais possède deux mots : care qui renvoie au souci, à l’attention, et cure qui renvoie à la dimension curative, en français, il n’existe qu’un mot » explique Pascale Molinier (p159). Elle en propose une définition : « Le care désigne donc le souci des autres – plus largement du vivant – réalisé à travers des activités concrètes, un travail (ibid) ». Le concept de « Care » implique donc une dimension professionnelle du prendre soin et de la bienveillance. Le « Care » ce n’est pas se soucier de l’inconfort d’une personne, par exemple, mais de lui proposer une chaise. Le « Care » est un geste de métier.
2- « Care » et travail
Pour nous, psychologues intervenants auprès des institutions, le « Care » possède une matérialité sous diverses formes : celle d’un travail psychique de réflexion, d’anticipation, de retenue ou de petits gestes. « Ce travail attentionné relève des savoir-faire discrets qui tiennent leur efficacité de leur invisibilité. Travail de relais, d’appui, de coopération, de vigilance partagée, de « petits riens », dans lequel de surcroit… les patients en sont pas nécessairement moins participants que les soignants » précise Molinier (p160). Ainsi, décrit-elle : « une éthique du « care » désigne avant tout une manière de penser collectivement ce qui constitue un travail bien fait en tenant compte du souci de l’autre (p 161)». Ma pratique des groupes d’analyses de la pratique en milieu sanitaire me montre que le travail du « Care » se place en deçà des prescriptions, presque comme allant « de soi ». C’est pourquoi ces pratiques échappent au radar de la qualité des soins et des priorités gestionnaires et demeurent invisibles. Molinier questionne, provocatrice : « Qui, des gestionnaires ou des médecins, pourrait admettre avoir quelque chose à apprendre d’une aide-soignante antillaise? (page 164). Mêmes si de nos jours, les relèves infirmières sont un lieu de partage d’expérience et d’aide à la prescription, la complexité des innombrables petites attentions de ces professionnels du lien soignant rend encore la réalité de ces pratiques presque insaisissable au regard des critères des chartes de qualité.
3- Travail invisible et dispositif de formation professionnelle continue
On comprend aisément que cette éthique de travail, pour se déployer, nécessite un espace de rencontre entre professionnels de la relation de soin pour s’élaborer et se stabiliser. Travail précis et méticuleux, fait de petites attentions ou de retenues; le métier du « care » exige de faire récit pour pouvoir être transmis. Ainsi, la question du « travail bien fait » devient véritablement instituante d’un collectif métier si on lui offre la possibilité de s’engager dans une activité groupale d’analyse de situations professionnelles vécues.
On comprend alors que la qualité des soins, l’humanisation de l’hôpital requiert un espace de parole, de stabilisation et de transmission des ces aspects presque invisibles de beaucoup de métiers du prendre soin.
Ainsi, « Care » et formation professionnelle continue peuvent faire alliance dans une double dynamique : la première est d’aider les institutions à stabiliser les pratiques collectives, la deuxième est de penser l’écart entre la charte qualité et les pratiques afin d’élaborer des passerelles en s’appuyant sur la réalité du terrain. De tels objectifs peuvent être atteins si le temps de la formation ne se propose pas d’être un lieu de conditionnement des stagiaires mais de débusquer ces pratiques du « Care ». Ainsi, on s’interrogera sur la part à accorder, dans les temps de formation, sur le partage d’expériences tant au niveau des gestes que des affects. Le cadre étant alors la question du « travail bien fait », véritable boussole collective qui permet de relier tous les aspects fonctionnels de l’institution.
4- « Care » et Analyse de la Pratique Professionnelle
Les dispositifs qui mobilisent les groupes d’analyse de la pratique professionnelle me semblent les plus adaptées pour déployer des missions de formations autour du soin et de la dépendance. Ainsi que le rappelait Pascale Molinier en introduction de son texte : « Personne ne doit travailler à temps plein au même endroit; on doit se voir travailler d’ailleurs ». Cet ailleurs c’est dans les débats entre professionnels qu’il se fabrique. Qu’ils prennent la forme de groupes de paroles sur le métier, ou de groupe à médiation avec des objets technique ou des grilles d’analyses de compétences, c’est la force de ses dispositifs d’aller débusquer les ressources du « Care » dans les gestes presque invisibles d’un métier. Notre travail de psychologue institutionnel, pour une part, nous invite à convoquer cet ailleurs. Il nous faut être humbles nous aussi et déployer avec le groupe une analyse qui s’origine dans un geste, un détail, un objet du quotidien. J’ai souvent vu toute la complexité d’une organisation collective se déployer à partir d’un débat autour d’une simple éponge, d’un gant ou d’un badge d’accès. Ces échanges entre professionnels du soins, au cœur de l’agir du « Care », révèlent tout le travail de la subjectivité des travailleurs : on y évoque le dégoût, l’excitation, le chagrin et la peur.
C’est parce que formateur et stagiaires travaillent ensemble à débusquer ce savoir autour des pratiques, qu’une véritable transformation du rapport au travail est possible. Il s’agit bien de faire, de travailler avec l’équipe en prenant soin l’un de l’autre. N’est pas là, l’inscription du « Care » dans le champ de la formation professionnelle continue ?
Eric Drutel
Directeur de PSY FORMA TEAM
[1]Molinier,P.(2010).L’hôpital peut-il s’organiser comme un aéroport? Logique de gestion ou logique de care in Agir en Clinique du travail, dir Yves Clot. Toulouse : Erès.