Haruki Murakami, en 2007 écrit un livre témoignage sur son activité quotidienne de coureur. Son « Autoportrait de l’auteur en coureur de fond » ( Murakami 2009 trad) tisse des passerelles entre l’activité d’écriture et celle de la course de fond. Travail intellectuel et usage du corps.
Nous y voyons une illustration littéraire rafraîchissante sur l’activité, le geste, l’engagement du corps dans le métier. Cet ouvrage revisite sous l’aspect d’un témoignage intime et émouvant les liens permanents entre activité intellectuelle et contrainte du corps.
Les extraits que je vous propose peuvent nous éclairer sur les approches collectives du traitement des TMS, les travaux de Clot et Fernandez (Clot et Fernandez 2005) sur les stratégies d’opérateurs.
La course est une expérience paradoxale dit-il, on court pour faire le vide et dans le même temps être plus présent au monde. Je cours moi aussi trois fois par semaine et l’expérience se renouvelle à chaque fois : courir est une fuite hors de soi pour au final s’y retrouver. La course à pied pour quelle soit supportable invite de sportif à réaliser un équilibre psychodynamique (Dejours 2000) fait de rituels, de violence physique et de contrôle psychique.
Courir ouvre l’esprit et endurci le corps, parce que, comme tout homme qui apprend un métier, le talent n’est rien sans la persévérance. Le travail d’écriture comme tout métier relève d’une Métis, une intelligence de la pratique qui engage le corps et l’esprit dans un dialogue sans cesse renouvelé. Murakami explique lors d’une interview que le talent est peu de chose sans l’apprentissage de la concentration, de l’astreinte quotidienne à sa table, de la capacité à tenir la distance. C’est à ce prix que l’on devient écrivain que le métier rentre dans le corps.
« On apprend naturellement concentration et persévérance quand on s’assoit chaque jour à sa table et qu’on s’exerce à se mobiliser sur une question. Un travail très semblable à l’entraînement musculaire… on doit sans cesse transmettre l’objet de sa concentration à son corps, on doit être certain que ce dernier a profondément assimilé l’information nécessaire afin de pouvoir écrire quotidiennement… et se concentrer sur le travail en cours. Et progressivement on étend les limites de ses capacités…Chandler a un jour avoué… qu’il s’obligeait à s’asseoir à sa table chaque jour sans exception, un certain nombre d’heures, et à demeurer là, seul, la conscience en éveil… Grâce à ce dressage sévère, Chandler se donnait la force musculaire nécessaire à son travail d’écrivain professionnel et renforçait tranquillement sa volonté… Pour moi, écrire des romans est fondamentalement un travail physique… Un fois que vous essayez de vous y atteler, vous comprenez très vite que ce n’est pas une mission aussi paisible qu’il y paraît. Le processus tout entier – s’asseoir à sa table, focaliser son esprit à la manière d’un rayon laser, imaginer quelque chose qui surgisse d’un horizon vide…- tout cela exige beaucoup plus d’énergie, durant une longue période, que la majorité des gens ne l’imaginent…Même si le corps n’est pas en mouvement, à l’intérieur de soi s’opère une dynamique laborieuse et exténuante. »
A travers les mots de Murakami se déploie et se réalise l’activité de l’écrivain bien au delà du visible. L’auteur s’explique avec le métier, nous donne à voir la réalité de son activité. L’activité d’écriture implique une stratégie d’usage du corps bien en amont de l’acte de produire du texte, et se poursuit bien après le travail à la table dans l’entrainement exigent et continu du corps à subir la pression, à tenir la distance, à vaincre la fatigue.
C’est le cadeau de Murakami de nous offrir cette rencontre honnête et dépouillée avec son métier d’écrivain. Nous nous retrouvons apprentis, écoutant un maître qui tente de transmettre « un genre professionnel » (Clot 2005) celui du travailleur intellectuel.
Car « l’activité est une épreuve subjective où l’on se mesure à soi-même et aux autres pour avoir une chance de parvenir à réaliser ce qui est à faire. Les activités suspendues, contrariées ou empêchées doivent êtres admises dans l’analyse« (Clot 2008).
Le chercheur nous invite, psychologues du travail, syndicalistes, RH, managers à ne pas réduire le métier qu’au visible et au mesurable. Ainsi que l’explique Murakami, une journée de travail commence bien avant l’arrivée au bureau et se prolonge et se ramifie dans les sphères sociales et intimes.
Cette approche nous invite à renouveler notre regard sur métier. La compétence, cette aptitude à mobiliser le bon geste technique au bon moment ne rend que partiellement compte des stratégies que déploient les travailleurs pour se rendre disponibles au métier, être prêts à agir, disponibles.
La question de l’usage du corps nous invite à élargir la notion de parcours professionnel par la « capacité » à agir (Zimmermann 20011) maintenue tout au long de la vie par les travailleurs. C’est bien cette complexité du rapport au corps qu’explicite l’ANACT dans ses recommandations sur la préventions des TMS : » »Ces gestes, ce sont à la fois des mouvements ou des postures, mais ce sont aussi des connaissances de stratégies à suivre selon les situations de travail, c’est enfin du sens donné aux actions dans le métier. Lorsque le mouvement est trop contraint, trop rapide, sans récupération, lorsque les apprentissages sont insuffisants, lorsque l’activité n’a plus de cohérence dans le collectif de travail, alors les gestes professionnels sont empêchés et deviennent pathogènes. Les affections (épicondylite, syndrome du canal carpien, hernie discale…) sont les résultats visibles et tardifs des expositions. » »
C’est que la question de l’engagement du corps au travail relève de l’intime, d’héritages de savoir-faire et de modalité de transmissions ritualisées.
C’est pourquoi « l’autoportrait de l’auteur en coureur de fond » est un livre précieux.